La justice réparatrice comme impératif économique structurel en Afrique

La justice réparatrice comme impératif économique structurel en Afrique

Pour 2025, l’Union africaine s’est donné un thème fort et incontournable : « Justice pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine par le biais des réparations » : C’est un appel non seulement à la réflexion, mais aussi à la clarté, au courage et à un recadrage stratégique du débat sur les réparations.

La quête de réparations anime depuis longtemps les débats sur la justice en Afrique et dans le monde. 
Dès 1963, lorsque l’Organisation de l’unité africaine (OUA) – prédécesseur de l’Union africaine (UA) – a pour la première fois épousé cette cause, on s’est efforcé de plaider en faveur de réparations pour les crimes historiques commis à l’encontre des Africains et des personnes d’ascendance africaine. 

Ces crimes historiques comprennent la traite transatlantique des esclaves, le colonialisme, l’apartheid et la discrimination raciale systémique. 
Des initiatives importantes ont été soutenues par l’UA, qu’il s’agisse de demander la restitution d’objets culturels pillés ou de faire avancer des demandes de réparation formelles au niveau mondial.

Pourtant, pendant des décennies, la conversation a souvent été reléguée à l’arrière-plan, car elle est trop souvent considérée sous l’angle d’un exercice comptable financier étroit – elle doit être approfondie, élargie et, surtout, démystifiée.

La véritable signification des réparations au XXIe siècle ne peut se limiter à rectifier les torts du passé en termes purement monétaires. Si les réparations sont considérées uniquement comme une dette historique à payer, sans aborder les injustices structurelles qui ont persisté et évolué, la conversation risque de devenir creuse et inefficace. 

Nous ne pouvons pas réparer le passé de manière significative sans réparer la dynamique actuelle de la position de l’Afrique au sein du commerce international et du multilatéralisme – des systèmes qui continuent d’appliquer une mentalité d’extraction aux populations et aux ressources de l’Afrique.

Conversation tronquée : erreurs passées et présentes

Les réparations sont souvent discutées exclusivement en termes de passé : esclavage, exploitation coloniale, occupation violente et pillage culturel. Il s’agissait de crimes monumentaux, et la demande de justice pour ces torts n’est pas négociable.

Cependant, en se concentrant uniquement sur l’histoire sans s’interroger sur les injustices systémiques d’aujourd’hui, on passe à côté d’une vérité essentielle : les torts du passé n’ont pas été enterrés ; ils ont été transformés en systèmes économiques et politiques d’aujourd’hui.

Les structures qui ont permis le colonialisme, l’esclavage et la domination raciale se sont transformées en de nouvelles formes. L’Afrique reste prisonnière d’un système économique mondial caractérisé par l’extraction permanente de valeur par le biais de ce que l’on appelle le « piège à marchandises »

  • Le Ghana a exporté 9,58 milliards de dollars d’or en 2024, mais il n’a conservé que 14 % de la valeur en raison de la nature des accords multinationaux.
  • La RDC produit plus de 70 % du cobalt mondial, mais seulement 1 % est raffiné dans le pays avant d’être exporté.
  • Le Zimbabwe était classé troisième producteur de chrome en 2023, mais la majeure partie était exportée sous forme brute.
  • Collectivement, l’Afrique de l’Ouest produit 70 % des fèves de cacao du monde, mais contribue à moins de 1 % du marché mondial du chocolat.
  • En Somalie, la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) pratiquée par les flottes de pêche étrangères coûte à l’économie 300 millions de dollars par an.

Cependant, ce tableau ne se limite pas aux matières premières, mais s’étend également aux ressources financières.

Dans ce système, l’Afrique est un créancier net du monde, perdant plus de 500 milliards de dollars chaque année à cause des flux financiers illicites, des pratiques commerciales déloyales, des cadres d’investissement abusifs et du service de la dette, alors qu’elle abrite certaines des populations les plus pauvres du monde.

Cette réalité montre clairement que les torts d’aujourd’hui doivent être mis en relation directe avec les crimes d’hier. Chercher à obtenir des réparations uniquement pour les délits historiques sans s’attaquer aux injustices structurelles actuelles, c’est accomplir un acte de justice incomplet.

Réparations : L’impératif du 21e siècle

Le XXIe siècle appelle à une redéfinition audacieuse de ce que les réparations signifient réellement. Les réparations ne doivent pas être considérées comme une simple compensation financière pour des événements passés. Elles doivent être comprises comme un appel à transformer les règles du jeu – le commerce international, la finance et les systèmes de gouvernance qui ont perpétué l’injustice pendant des siècles.

Autrement, on aboutit à une contradiction profonde : les réparations seraient payées avec les propres richesses volées de l’Afrique.

Les réparations doivent donc aller bien au-delà d’une simple comptabilisation des dommages. Les réparations financières sont nécessaires mais pas suffisantes. Elles doivent s’inscrire dans une restructuration globale des cadres politiques, économiques et sociaux qui entretiennent le sous-développement et la marginalisation de l’Afrique.

À quoi ressembleraient alors de véritables réparations au XXIe siècle ?

C’est un projet multidimensionnel visant à créer les conditions de la dignité, de l’autonomie et de la prospérité partagée pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine. Il ne s’agit pas seulement de transferts financiers, mais d’une transformation systémique :

  • Justice pour le passé – par la reconnaissance, les excuses, la restitution et la compensation financière le cas échéant.
  • Justice pour le présent – par le démantèlement des structures économiques qui reproduisent les modèles coloniaux de dépendance et d’exploitation.
  • Justice pour l’avenir – en assurant à l’Afrique la place qui lui revient en tant que co-architecte de la gouvernance mondiale, des priorités de développement et de la politique économique.

De véritables réparations requièrent :

  • Une reconfiguration des systèmes commerciaux mondiaux pour mettre fin à la dépendance de l’Afrique à l’égard des exportations de matières premières et construire des économies compétitives à valeur ajoutée.
  • La transformation de l’architecture financière internationale qui désavantage systématiquement les nations africaines, notamment en mettant fin à la « prime africaine » qui gonfle artificiellement les coûts d’emprunt pour les nations africaines.
  • Le rétablissement de la souveraineté de l’Afrique sur ses ressources naturelles, son capital humain et ses choix politiques, en veillant à ce que les pays disposent d’une marge de manœuvre budgétaire et dirigent leurs flux financiers de manière à prendre leurs propres décisions en matière de développement.
  • La fin des flux financiers illicites et le rapatriement des avoirs volés en réorientant les IDE et l’APD pour investir dans des institutions et des systèmes nationaux solides et, surtout, dans des infrastructures publiques numériques.
  • La volonté politique de veiller à ce que les Africains et les personnes d’ascendance africaine aient leur mot à dire dans l’élaboration de l’ordre mondial en introduisant des réformes essentielles dans les institutions multilatérales afin de garantir une représentation et une prise de décision égales.

S’attaquer aux injustices historiques sans déraciner les injustices contemporaines équivaudrait à une conversation vide de sens.

Du courage et de la clarté

Le thème 2025 de l’Union africaine offre une opportunité historique, mais seulement s’il est abordé avec un courage sans compromis, avec clarté et en se concentrant sur les erreurs passées et présentes.

Nous devons démystifier la conversation.

Les réparations ne concernent pas seulement le passé, mais aussi les structures qui continuent à désavantager l’Afrique aujourd’hui. Le passé n’est pas révolu, il a évolué. Et si nous ne réparons pas les torts d’aujourd’hui, il n’y aura pas de véritable justice pour les crimes d’hier.

L’Afrique doit mener cette conversation, non pas en tendant la main pour obtenir une compensation, mais en exigeant une justice économique systémique.

Les réparations ne sont pas une question de charité, mais d’équité, de restitution et de droit à définir un avenir libéré de l’héritage de l’exploitation.

Le monde doit être prêt non seulement à écouter, mais aussi à agir en réponse à cet appel audacieux et nécessaire.


Mme Duarte est Secrétaire générale adjointe et Conseillère spéciale pour l’Afrique auprès du Secrétaire général des Nations Unies.

Source : NATIONS UNIES

Leave a Reply

Your email address will not be published.