« L’espace d’un instant, j’ai cru l’avoir perdu. Ce furent les secondes les plus longues de ma vie ». Devant les membres du Conseil de sécurité de l’ONU, la voix de Sila ne tremble pas.
Cette adolescente syrienne de 17 ans raconte comment une explosion lui a arraché son petit frère des mains dans les rues d’Idlib, sa ville natale broyée par quatorze années de guerre civile. Quand elle a fini par le retrouver, elle l’a serré contre elle, sans même prêter attention à ses propres blessures : « Tout ce qui comptait pour moi, c’était qu’il soit sain et sauf ».
À travers Sila, c’est toute une génération née sous les bombes qui s’exprimait, mardi, devant le Conseil, réuni en débat public autour des stratégies efficaces pour mettre fin aux violations graves contre les enfants. « Je fais partie de ces milliers de jeunes qui ont grandi dans la guerre, dans tous ses détails — une génération qui n’a jamais connu la sécurité, seulement la fumée, les bombardements, les déplacements et la peur », a-t-elle confié par visioconférence depuis la Syrie.
Devant les diplomates, la jeune fille a retracé une enfance confisquée par l’angoisse des jours d’école sous le sifflement des avions. « Chaque fois que nous commencions à nous habituer à un endroit, nous devions le quitter sous les bombes. Chaque fois que nous nous faisions un ami, il fallait lui dire adieu et reprendre la route ». Elle a évoqué la disparition de son cousin, tué en allant chercher du pain, la mort de sa tante, le bombardement de sa maison.
Mais, a-t-elle insisté : « Je ne viens pas ici en victime. Je viens en témoin ».
Un bilan d’une brutalité inédite
Le cri de Sila faisait écho au rapport accablant présenté quelques instants plus tôt par Virginia Gamba, Représentante spéciale du Secrétaire général pour les enfants et les conflits armés. En 2024, l’ONU a vérifié plus de 41.000 violations graves des droits de l’enfant, soit une hausse de 25 % par rapport à l’année précédente. Ces données, a-t-elle insisté, sont rigoureusement vérifiées par les Nations Unies, conformément au mandat que lui a confié le Conseil.
Ces chiffres traduisent une intensification des violences : près de 12.000 enfants ont été tués ou mutilés, majoritairement par des armes explosives, des tirs croisés ou des mines antipersonnel. Des enfants « fauchés alors qu’ils portaient encore en eux une histoire, un rêve, un avenir », a souligné Mme Gamba. À Gaza, neuf enfants palestiniens, âgés de 1 à 16 ans, ont été tués lors d’une frappe israélienne visant une école abritant des déplacés. À Bethléem, un garçon israélien de 12 ans a été abattu alors qu’il se trouvait à bord d’un bus.
La violence n’épargne aucune région : République démocratique du Congo (RDC), Somalie, Nigéria. Les violations ont bondi de 545 % au Liban, de 525 % au Mozambique, de 490 % en Haïti. « Trop souvent, les enfants paient le prix le plus lourd d’hostilités sans relâche, d’attaques indiscriminées, du mépris des cessez-le-feu et du droit international humanitaire », a dénoncé la haute responsable.
Des enfants enrôlés, violés, abandonnés
Le rapport recense 7.402 cas de recrutement, 1 982 cas de violences sexuelles, plus de 2 300 attaques contre des écoles ou des hôpitaux, et des milliers d’enlèvements. À Haïti, deux adolescentes de 15 ans ont été violées par un gang après avoir fui la mort de leurs parents. En RDC, l’Unicef a recensé près de 10.000 viols durant les deux premiers mois de 2025 ; plus de 40 % des victimes étaient des enfants. « Pour dire les choses clairement : un enfant aurait été violé toutes les trente minutes », a alerté Sheema Sen Gupta, Directrice de la protection de l’enfance à l’Unicef.
Ces violences, a-t-elle ajouté, ne sont pas seulement des « violations graves » au sens juridique. « Ce sont des actes de barbarie qui brisent des vies ».
L’enfance en ruine
Mais même lorsque les armes se taisent, le danger demeure. Les terres sont minées, les maisons truffées d’explosifs. « La guerre ne s’arrête pas quand les bombardements cessent », a rappelé Sila. À 18 ans, le fils du voisin de la jeune syrienne a perdu une main en tentant de rentrer chez lui après avoir été déplacé. « Chaque obus non désamorcé, abandonné dans un champ ou une cour d’école, est une condamnation à mort en attente d’un faux pas », a renchéri Mme Sen Gupta.
Aujourd’hui, Sila œuvre au sein d’une équipe de sensibilisation sur les restes explosifs de guerre. Elle s’engage, informe, alerte. « Tant que ces restes ne seront pas retirés, il n’y aura pas de véritable retour, pas d’avenir pour nous ».
Une mobilisation encore possible
Pourtant, malgré la violence, des avancées sont possibles. En 2024, plus de 16.000 enfants associés à des groupes armés ont pu être libérés et accompagnés dans leur réintégration. Des plans d’action ont été signés en Syrie, des poursuites engagées en Colombie, des protocoles mis en œuvre en République centrafricaine, des engagements pris aux Philippines, en Libye et au Pakistan. « Ces exemples montrent que lorsque la volonté politique est présente, des progrès sont possibles », a souligné Sheema Sen Gupta.
Les deux responsables onusiennes ont appelé les États à agir sans délai : en exigeant le respect du droit international humanitaire, en interdisant les armes les plus destructrices pour les enfants, en facilitant l’accès humanitaire, en engageant des discussions avec les groupes armés, et en finançant les programmes de réintégration.
« Les enfants ne sont pas des dommages collatéraux. Ce ne sont pas des soldats. Ce ne sont pas des monnaies d’échange. Ce sont des enfants. Ils ont droit à la sécurité. À la justice. À un avenir », a rappelé la représentante de l’Unicef.
Quant à Sila, son dernier mot au Conseil fut un appel à la paix, prononcé avec la gravité de celles et ceux qui ont trop vu : « Aidez-nous à remplacer le mot “déplacement” par “retour”, le mot “ruine” par “maison”, et le mot “guerre” par “vie” ».